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19/04/2014

Nuit de Pâques : "Ô bienheureuse faute..."

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À l'Annonce de la Pâque, ce soir, nous dirons

'' Ô bienheureuse faute ('felix culpa')

qui nous a valu un tel rédempteur '' :

 


<< Les ennemis de Jérémie disaient : ''Venez, mettons du bois dans son pain'' . Et le prophète priait : ''Seigneur des armées, Toi qui juges avec justice, Toi qui sondes reins et coeurs, fais-moi voir sur eux Ta vindicte'' [1]. Mais Dieu, quand Il se ''venge'', ne se venge pas comme un homme : Il retourne seulement sur Ses ennemis leurs propres armes. Ils mettaient du bois dans le pain de Son Fils : Il mettra du pain dans leur bois. Ils attachaient le Christ à la Croix : Il attache la croix au Christ. Ils faisaient souffrir un Dieu : Il divinise la souffrance. C'est ce que Son apôtre commandait par ces mots : ''vainc le mal par le bien'', qui ne signifient pas : ''oppose le bien au mal'', mais :''transforme le mal en bien''. Voilà le pardon parfait, si difficile, qui, au-delà des vertus et des volontés, met en oeuvre des essences : duel d'Idées, tournoi ontologique. Le mal se reflète sur Dieu, lac tranquille, et le voilà renversé et redressé. Dieu touche la langue du serpent et son venin devient un baume. Rien de plus solennel dans la tradition chrétienne que cette victoire encyclopédique : ...Ipse lignum tunc notavit / Damna ligni ut solveret... / Multiformis proditoris / Ars ut artem falleret / Et medelam ferret inde / Hostis unde laeserat.'' [2]...

Ainsi, pas une discorde ici-bas, sans, au Ciel, une pitié harmonique. Or nous touchons ici au tourment propre de la Croix... Cet accident au système tonique qui déforme l'universelle harmonie, ce n'est pas l'ordre paisible d'un doigt souverain qui va le corriger. Pour apaiser Saül furieux, David s'attache lui-même et se tend au bois de la lyre [3]. C'est sa ''clameur puissante'' [4] sur la croix que le Père exauce et qui relève enfin le choeur défaillant de la Création.

Quand nous aurons spiritualisé autant que nous pourrons un combat qui oppose avant tout des intelligences pures, il faudra toujours en revenir là : à cet échafaud, à cet écartèlement, à ce poids, sur des mains clouées, de tout le corps, à ce sang, Chair qui souffre pour une autre chair. La sublime transmutation du mal en bien, la céleste alchimie du grand Oeuvre, que la sagesse aurait pu ordonner de Son immobile sabbat, s'est faite aux flammes d'un feu très cruel. Pour extraire cet or victorieux, le Logos s'est mêlé à la matière et s'est jeté Lui-même au creuset.

Le tourment propre de la Croix ? Une souffrance qui corresponde diamétralement à la jouissance de l'arbre défendu. Faute capitale : douleur capitale.. Il souffre pour toute la race humaine ; Il oppose une expiation universelle à un péché universel. Ce n'est pas un homme qui pâtit, mais l'Homme. Il est le second Adam...

Or saint Paul nous dit là-dessus : ''Non selon le délit, ainsi le don... Là où le péché avait abondé, la grâce a surabondé'' [5]. Alors aussi la souffrance ? Alors aussi la souffrance. Ou nous ne savons pas lire, ou nous devons comprendre que Jésus a souffert plus qu'Adam n'avait péché  – et peut-être plus qu'un homme. [6] 

Que penser, ici, qui ne soit injure ni d'une part à l'impassibilité de Dieu, ni, d'autre part, à la Passion du Christ ? Nous balbutierons ceci : s'il est vrai que le Fils de Dieu n'est descendu du Ciel que ''pour nous hommes et pour notre salut'', il est vrai aussi que la Providence de l'Eternel ne se laisse pas surprendre. Même ordonnée à la Rédemption, l'Incarnation a dû finalement la dépasser en quelque manière. Nous ne pouvons trouver d'autre sens au ''felix culpa'' du Samedi Saint. L'union hypostatique [6] du Verbe à la nature humaine, à ce petit univers, à ce microcosme, devait, outre la réparation de cette nature, donner des Idées divines une révélation où ne pouvait atteindre la première Genèse.

Mais parce qu'Il travaillait sur une matière ancienne et désorganisée, cette genèse devenait laborieuse. Il disait un jour : ''mon Père est toujours à l'oeuvre, et moi aussi je suis à l'oeuvre.''  Le fils du charpentier recrée le monde, sans repos et à la sueur de son front : Il enfante, Lui aussi, dans la douleur. Et peut-être qu'à la fin Il avait besoin de cette souffrance pour la parfaite manifestation de Son Amour.

Pour que l'homme connût ce que saint Paul appelle si étrangement la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur de la Charité de Dieu [8], il fallait sans doute que fussent jointes et croisées ces deux lignes de bois, mètres surcélestes, plus exacts que les palmes qui servirent, la première fois, quand Il calculait les bornes des mers et la distance des Pléiades. On ne lui reprochera plus cette indifférence de Titan qui pétrit, façonne et cuit, à sa guise, son argile... Cette limitation forcée de l'oeuvre, cette résistance au potier d'une glaise étroite, avare et jalouse, Il la connaît maintenant, du dedans, comme mêlé à la masse.

Voici alors le sens ultime de la Croix, supérieur à l'aventure du Péché. Elle est l'archétype de toute création, l'axe vertical de toute nature. Cette rencontre et section d'une verticale et de l'horizon, c'est la somme cardinale de l'espace, la mesure et le gond du temps, le dessin de toute division, de toute limite et de toute composition... C'est à cette géométrie que le Logos s'est soumis. Il s'est pris volontairement au piège de ces pôles. Le parfait tapissier s'est étendu sur la lice : Il s'est fait chaîne et trame. Pour nous faire aimer la limite, l'Être Infini S'est fait limite. Trop peu à Sa Charité de se faire homme, Il s'est fait homme-en-croix. La liturgie de la Semaine Sainte emploie des jours entiers pour distinguer les degrés de cet abîmement, pour faire entendre le pas pesant de Dieu descendant l'escalier qui mène aux ténèbres de la matière première :

Christus

   factus est

     pro nobis obediens

       usque ad mortem

         mortem autem crucis...

C'est là que le Christ touche le lieu précis d'où il pourra soulever l'Univers : ''Moi, quand je serai élevé en croix, Je tirerai toutes choses à moi.'' [9]. À l'intersection douloureuse de ces deux lignes, Il est devenu le centre de tous les temps et de tous les lieux, le point où converge toute lumière.  >>

 

Abbé Raymond Dulac

La fleur de la Passion  (1939)

 

__________

[1] Jérémie 11:19-20. ''Du bois dans son pain'' est la version de la Septante (Bible traduite en grec par les rabbins d'Alexandrie). L'original hébreu donne : ''coupons l'arbre dans sa nourriture'', c. à d. ''dans sa vigueur'' (TOB) ou ''à sa racine'' (AELF). La polysémie de l'hébreu donne du travail aux traducteurs depuis toujours.

[2] Hymne de matines à l'ancien bréviaire romain : ''Il marqua le bois Lui-même / Pour lever le dam du bois / L'ordre de notre salut / Avait exigé ce retour / Pour que l'Art trompât l'astuce / De l'adversaire aux mille tours / Et qu'il tirât le remède / D'où la blessure était venue.''

[3] 1 Rois 18:10 et 19 :9. Un ''mauvais esprit'' vint sur Saül : alors que David jouait du kinnor (une lyre), il ''chercha à le clouer au mur avec sa lance''.

[4] Lettre aux Hébreux 5:7. AELF : ''Pendant les jours de sa vie dans la chair [sa vie mortelle], Il offrit, avec un grand cri et des larmes, des prières et des supplications à Dieu qui pouvait le sauver de la mort, et Il fut exaucé...''

[5] Romains 5:15,20. AELF : ''Mais il n'en va pas du don gratuit comme de la faute... Là où le péché s'est multiplié, la grâce a surabondé...''

[6] R. Dulac : 'Non pas certes en ce sens que la nature humaine du Christ et les opérations de celle-ci fussent d'un autre genre pou d'une autre espèce que celles des autres hommes ; mais en ce sens que l'union hypostatique à une personne divine donnait à l'humanité du Christ une individualité qui l'élevait infiniment au-dessus de toute l'humanité. Nous ne voulons pas dire autre chose que ce que dit [le pseudo-Denys] quand il parle des actes 'théandriques' (c'est-à-dire divino-humains) du Christ et quand il dit : 'Il accomplissait surhumainement les actions humaines', Voir ce texte et son juste commentaire dans saint Thomas, S. théol. III,19,I, ad I).''

[7] Union hypostatique : cf Catéchisme de l'Eglise catholique, § 470 : ''Parce que dans l'union mystérieuse de l'Incarnation 'la nature humaine a été assumée, non absorbée', l'Eglise a été amenée au cours des siècles à confesser la pleine réalité de l'âme humaine, avec ses opérations d'intelligence et de volonté, et du corps humain du Christ. Mais parallèlement, elle a eu à rappeler à chaque fois que la nature humaine du Christ appartient en propre à la personne divine du Fils de Dieu qui l'a assumée. Tout ce qu'Il est et ce qu'Il fait en elle, relève 'd'Un de la Trinité'. Le fils de Dieu communique donc à son humanité son propre mode d'exister personnel dans la Trinité. Ainsi, dans son âme comme dans son corps, le Christ exprime humainement les moeurs divines de la Trinité.''

[8] Ephésiens 3:18.

[9] Jean 12:32. TOB, BJ, AELF etc : « Moi, quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai à moi tous les hommes.''